Eva Joly, member of GATJ’s partner ICRICT and vice-president of the European Parliament’s investigation commission on Panama Papers, published an op-ed about French developments regarding the Public Country-by-Country Reporting. The op-ed, published in French daily newspaper Libération, is titled “The constitutional council and the freedom to fraud?”.
“Le Conseil constitutionnel et la liberté de frauder ?”
Par Eva Joly, Vice-présidente de la Commission d’enquête du Parlement Européen sur les Panama Papers — 14 décembre 2016 à 18:43
« Dans leur décision du 8 décembre sur la loi «Sapin 2», les «Sages» ont invalidé l’obligation de publication par les multinationales d’informations pourtant indispensables pour lutter contre l’évasion fiscale. Rendue au nom de la «liberté d’entreprendre», cette décision préserve surtout la liberté de frauder. Le Conseil constitutionnel a commis une regrettable erreur d’appréciation dans sa décision rendue le 8 décembre dernier sur la loi «Sapin 2». Il a en effet censuré les dispositions concernant le «reporting public pays par pays», c’est-à-dire l’obligation pour les multinationales réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 750 millions d’euros de publier les données relatives aux impôts dont elles s’acquittent dans les pays où elles exercent leurs activités.
Les «Sages» considèrent que cette obligation de transparence, pourtant fort peu ambitieuse, porte une atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre, alors qu’elle poursuit un objectif de valeur constitutionnelle : la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. Que nous dit le Conseil constitutionnel dans sa décision ? Que les montages fiscaux bien souvent frauduleux constituent un élément normal et important de la stratégie industrielle et commerciale des multinationales. Et que révéler les données fiscales entraverait la «liberté d’entreprendre» de ces entreprises.
Pratiques abusives d’Ikea, BASF ou Zara
Les «Sages» font ici le choix d’une société où le secret fiscal est la règle, la transparence l’exception. Leur argumentation nie la réalité qui est devenue la nôtre : un monde où les multinationales, par leur nature tentaculaire, transfrontalière et dotée de moyens parfois colossaux, sont en mesure de se jouer des lois. Même en admettant que l’obligation de reporting constitue effectivement une atteinte à la liberté d’entreprendre – ce que je réfute, est-elle pour autant disproportionnée au regard de l’objectif de lutte contre la fraude fiscale ? C’est considérer l’évasion fiscale comme un problème de second ordre alors que chaque année, ce sont entre 60 et 80 milliards d’euros qui ne rentrent pas dans les caisses de l’État français. C’est nier que la pratique s’est généralisée. L’argument ne tient pas. Deux ans après les révélations des Luxleaks, les parlementaires écologistes européens ont encore récemment mis en lumière les pratiques abusives de multinationales telles que IKEA, BASF ou encore ZARA. Les citoyens et contribuables sont en droit d’attendre que toutes les entreprises paient leur juste part d’impôts. Et l’obligation de transparence est précisément l’un des meilleurs moyens de contrôler efficacement que les multinationales n’abusent pas des différences de législations nationales pour éviter de payer leurs impôts là où la richesse est créée.
Le Conseil constitutionnel s’émeut de ces dispositions alors qu’elles s’appliquent déjà depuis juillet 2014 à un certain nombre de multinationales : les banques. Le secteur a beau être particulièrement compétitif, l’obligation de reporting n’a pas posé de problème majeur au secteur, comme l’a lui-même reconnu en juin 2015 devant le Parlement européen Christian Comolet-Tirman, directeur des affaires fiscales chez BNP Paribas. Le principe constitutionnel d’égalité devant les charges publiques est également mis à mal par cette décision. Car si la plupart des PME paient leur juste part d’impôts, les géants y échappent très souvent. Les petites entreprises n’ont en effet pas les moyens de réaliser des montages fiscaux aussi complexes que les multinationales.
L’UE a le pouvoir de combler les lacunes actuelles
Après une telle décision, que faire ? Agir à l’échelle internationale. Comme dans les années 1990 où nos combats ont permis de mettre fin à la tolérance de la corruption, il convient aujourd’hui de s’emparer du nouveau fléau qu’est l’évasion fiscale en mettant un terme à l’impunité dans ce domaine aussi. Comme en 1997 en matière de corruption, l’OCDE doit adopter une convention visant à harmoniser les sanctions pénales pour les fraudes fiscales. L’Union européenne a le pouvoir de combler les lacunes actuelles.
En avril dernier, la Commission européenne a proposé une directive sur la publication d’informations par les multinationales. Le texte doit être amélioré pour que l’obligation de transparence s’applique à l’ensemble des multinationales et dans tous les pays. Surtout, les règles de la directive doivent être suffisamment précises pour que le Conseil constitutionnel ne puisse pas les invalider par la suite. À moins d’invoquer la liberté de frauder comme faisant partie de «l’identité constitutionnelle» de la France… Mais ce n’est pas l’idée que nous nous faisons de l’esprit de ce pays. Pour que cette décision aussi illisible que déraisonnable ne se reproduise pas, je propose d’ajouter à notre Constitution une Charte pour la justice fiscale et contre la corruption, sur le même modèle que la Charte de l’Environnement de 2004. Pour que la liberté de frauder ne prévale plus sur la lutte contre l’évasion fiscale.
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